Alcan : un mouvement social ?

L'évolution des relations de travail au cours des décennies dans les usines d'Alcan fut parsemée de luttes, de revendications et de différents avancement au niveau de la sécurité et de la santé au travail. Lorsqu'on analyse ces situations, on se rend compte rapidement que les travailleurs et syndicats d'Alcan ont été des acteurs importants créant luttes après luttes un mouvement social, où forces alliées et antagonistes se bousculaient.

 

Commençons avec le mouvement social ouvrier et syndical de façon plus large. Cette image démontre les quatre composantes d’un mouvement ouvrier selon Marcel David dans son ouvrage Les Travailleurs et le sens de leur histoire (1967). Suite à nos recherches[1] et nos réflexions, nous avons agrémenté la définition de David avec différents aspects nous permettant de mieux saisir en quoi l'évolution des relations de travail chez Alcan entre dans ce type de mouvement social.


[1] (Bruhat & Pudal, 2012 ; Sociologie des institutions dans Tournay, 2011 ; Se donner des repères communs dans Gélineau, 2017 ; Solidarité dans La toupie ; Solidarité dans Larousse ; David, 1967)

 

Merci de citer lorsqu'utilisé (Langevin, 2017)
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Merci de citer lorsqu'utilisé (Langevin, 2017)
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Notre question est donc la suivante : « Est-ce que les luttes ouvrières d’Alcan représentent un mouvement social? Pourquoi? ». Afin d’y répondre, nous avons tout d’abord démontré dans l’image ci-dessus[1] que notre étude de cas fait partie de la famille des mouvements ouvriers. Une entrevue avec Raynald Cossette, représentant syndical chez Alcan durant plusieurs années, nous a aussi permis de compéter ce tableau[2] (Cossette, 2017).

La conscience de classe est bien entendu un concept que les ouvriers et syndicats en luttes ont à la fois expérimenté et utilisé afin d’assurer le support nécessaire à l’atteinte des gains désirés. La conscience de classe n’apparaît pas magiquement dans un groupe d’individus. Surtout dans un contexte ouvrier, où la concurrence est inhérente aux aspects capitalistes du travail (Bruhat & Pudal, 2012) et donc où les individus peuvent avoir tendance à s’éloigner plutôt que s’allier à une même cause. Certains diront que « les travailleurs d’usine ont le sentiment qu’ils constituent un monde à part [...] le prolétaire a compris qu’il se trouve dans un état intolérable et injuste (Bruhat & Pudal, 2012) ». C’est ce que nous avons senti lors de l’entrevue avec M. Cossette : dès son arrivée à Alcan, il savait que ce qu’il vivait à propos de l’obligation de parler anglais ou encore du manquement de sécurité au travail était injuste. Il s’est donc risqué, la tête haute, à faire des revendications et tranquillement devenir un allié à la cause syndicale jusqu’à en être un des représentants.

En ce qui a trait aux institutions, plusieurs ont été des actrices importantes pour les luttes ouvrières et syndicales et sont revenues souvent dans la recension des écrits dans notre étude de cas. C’est une caractéristique importante d’un mouvement social, car ses échos doivent s’étendre plus loin que l’usine ou le groupe ouvrier instigateur, ces répercussions doivent être sociales. Pensons simplement aux deux grandes grèves d’Alcan (1941 et 1976) où le gouvernement, l’armée et la Sûreté du Québec se sont mêlés de la partie. Un clash d’institutions qui fut parfois violent... « Voitures de police renversées, manifestations monstres dans les rues d'Arvida, gaz lacrymogène, charge des policiers en pleine nuit sur les lignes de piquetage devant les usines d'Alcan (Tremblay, 2016). » Dans la définition de David, nous retrouvions d’ailleurs « et tous ceux qui choisissent de militer à leurs côtés. » Nous ajouterions, à la lumière de notre compréhension de ce mouvement social, tous ceux qui se positionnent contre eux. Car des forces antagonistes sont toujours présentes, sinon le mouvement n’en serait pas un.

Nous croyons que le syndicalisme est une force alliée aidant la construction de cette conscience de classe. En effet, il semble que la conscience solidaire d’une classe apparaît à travers les luttes ouvrières (Bruhat & Pudal, 2012). Les actions et luttes se font en toute conscience de cause, savoir qu’on milite pour quelque chose, savoir qu’on fait partie de quelque chose de plus grand que nous. D’ailleurs, Irgutua, historien qui s’est principalement intéressé à ces luttes d’Alcan, nommait le Saguenay-Lac-St-Jean comme étant le berceau du syndicalisme catholique au Québec.

La solidarité est presque un synonyme de Saguenay-Lac-St-Jean. « C’est du bon monde, qui sont souriants et veulent t’accueillir. » disait M. Cossette lors de notre entrevue. La solidarité d’une région, alliée à la fierté et au sentiment d’appartenance à Alcan. Pas surprenant que lors des grèves d’Alcan, les familles sortaient dans les rues pour soutenir les travailleurs (Tremblay, 2016 ; Sag Lac Résiste). Par contre, plus on avance dans le temps, plus le souci capitaliste semble brimer cette solidarité régionale. Par peur qu’une grève mette en péril les commerces des villes entourant les usines, certains commerçants s’opposaient aux luttes ouvrières. « Ils ne comprenaient pas que c’était pas Alcan qui les faisait vivre, c’était les hommes qui y travaillaient! » (Cossette, 2017). Lors de luttes syndicales féroces, l’ambiance des usines était aussi parfois difficile puisque les « anti-grévistes » pouvaient pointer du doigt les grévistes (Cossette 2017 ; Tremblay, 2016).

 

Sans oublier la nécessité du mouvement à poursuivre des objectifs communs. Le tableau ci-dessus représente les objectifs qui ressortaient le plus souvent des revendications ouvrières et syndicales selon nos recherches. Jusqu’à la grève d’Arvida de 1941, « les travailleurs avaient accepté le travail dans des conditions pénibles (chaleur, poussières, gaz nocifs, etc.); ils s'étaient pliés à un travail plus ou moins intéressant, monotone et routinier; ils avaient enfin consenti à voir leur autonomie et leurs responsabilités réduites dans une forme d'organisation du travail axée sur le contrôle de la direction (Lapointe, 1992) ».

 

Remarquons aussi que nous avons placé les quatre éléments de David en interrelation avec une flèche se dirigeant et se densifiant vers les objectifs communs. C’est que suite à nos réflexions, nous proposons l’hypothèse que l’addition de chaque élément fait croître en force et en cohérence le mouvement social. Ces éléments sont inséparables (Bruhat & Pudal, 2012). Bien que ces éléments ne se retrouvent pas dans un ordre linéaire dans la réalité, nous les avons placés dans un ordre logique croissant : de la place que prennent les institutions à la construction d’une conscience de classe qui entraîne alors le sentiment de solidarité chez les ouvriers et permet de cibler les vecteurs aux luttes, soit les objectifs communs.


[1] Le Syndicat national catholique de l’industrie de l’aluminium d’Arvida (SNCIAA) a changé de nom en 1943 pour devenir le Syndicat national des employés d’aluminium d’Arvida(SNEAA). Le mouvement syndical catholique canadien-français a donné naissance en 1921 à la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC). La déconfessionnalisation de cette dernière donne naissance en 1960 à la Centrale des syndicats nationaux (CSN). En 1972, le SNEAA se retire de la CSN pour former la Fédération des Syndicats du Secteur d’Aluminium (FSSA). Cette denière s’associe en 1995 avec le Syndicat des Métallos de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ). (Maltais-Tremblay, 2015-2016). 

[2] (Sag Lac Résiste! ; Tremblay, 2016 ; Maltais-Tremblay, 2015-2016 ; Collectif Emma Goldman, 2011 ; Bruhat & Pudal, 2012 ; Mouvements ouvriers et syndicaux dans Gélineau, 2017)


La pérennité : notre ajout

Merci de citer lorsqu'utilisé (Langevin, 2017)
Merci de citer lorsqu'utilisé (Langevin, 2017)

 

Pour terminer sur le mouvement social, nous ajouterions une notion absente de la définition de David, mais que nous trouvons présente à tout mouvement ouvrier : le souci de pérennité. Lorsque les ouvriers d’Alcan luttaient, ils ne le faisaient pas seulement pour leurs conditions actuelles, mais bien dans un souci d’héritage et de continuel développement. Nous croyons que c’est ce qui fait la force d’un mouvement : sa mouvance. Selon nous, derrière toutes revendications dites à court terme se cachent des objectifs « à long terme », « visant une profonde mutation des bases mêmes de la société capitaliste, voire à son renversement et à son remplacement (Bruhat & Pudal, 2012) ». Son effervescence, développement qui n’arrête jamais, des luttes qui donnent des victoires mais qui n’annoncent jamais la fin de la guerre.

 

Comme le mentionne Tremblay (2016) dans son article, « Le Saguenay-Lac-Saint-Jean a été le théâtre d'une transformation fondamentale dans les relations industrielles au tournant des années 1980 ». De par cette transformation sociale voulant s’étendre à l’ensemble du Québec (Cossette, 2017) et l’apparition de nouveaux modèles organisationnels (Maltais-Tremblay, 2015-2016), on associe facilement ces luttes syndicales à la définition d’un mouvement social. La pérennité est, selon nous, une motivation intrinsèque importante dans notre étude de cas. La pérennité, c’est cette idée de « préserver un noyau dur pardelà les changements » (Mignon 2009). Et les ouvriers et syndicats en œuvre dans l’histoire d’Alcan au Saguenay-Lac-St-Jean avait cette idée de préserver leurs valeurs et leurs identités. Nommons seulement les luttes syndicales pour s’opposer à des unions internationales américaines afin de conserver leur indépendance (Maltais-Tremlay, 2015-2016, p.172) ainsi que le respect du français dans les usines malgré la direction anglophone (p.170).


Quelques forces en présence

Merci de citer lorsqu'utilisé (Langevin, 2017)
Merci de citer lorsqu'utilisé (Langevin, 2017)

 

Plusieurs forces[1] ont été en présence dans l’évolution des relations de travail chez Alcan au Saguenay-Lac-St-Jean. Nous avons sorti de nos lectures cinq forces importantes en interrelation comme présentées dans le schéma ci-dessus. (FTQ, 2011)

 

L’industrialisation a certainement une place importante dans la modification des luttes ouvrières et syndicales dans notre étude de cas. En effet, l’arrivée de différentes technologies et machineries modifie le travail et la condition des ouvriers (Bruhat & Pudal, 2012), tout comme les relations organisationnelles la notion de sécurité au travail.

 

Aussi, le capitalisme a une influence directe sur les revendications des ouvriers chez Alcan. Dès les premières traces d’industrialisation dans la deuxième moitié du 20ème siècle, Alcan engendre plus de profits. Cette nouvelle encourage les travailleurs à exiger un meilleur salaire et à s’unir sous la direction de l’abbé Bergeron, fervent syndicaliste. Peu de temps après naissait le Syndicat National Catholique de l’industrie de l’Aluminium d’Arvida (SNCIAA). Du point de vue de l’abbé Bergeron, le syndicalisme serait « une force qui assure, dans un contexte capitaliste, l’équilibre avec celle du patronat. » (Maltais-Tremblay, p.169) Ce qui met bien la table à notre prochaine force : celle du syndicalisme. Nul besoin de justifier sa présence dans l’organigramme ci-dessus, puisque le syndicalisme, qu’il soit catholique ou industriel, a fait partie de la majorité des luttes ouvrières de notre étude de cas. Un syndicalisme particulier souvent reconnu par différents auteurs, puisqu’il agissait dans un mouvement ouvrier « qui était plus porté vers une collaboration avec les patrons que les grandes organisations syndicales américaines (Tremblay, 2016). »

 

L’appartenance culturelle semble un facteur déterminant aux luttes dans le secteur de l’aluminerie au Saguenay-Lac-St-Jean. Jusqu’en 2007 lors du rachat d’Alcan par Rito Tinto, les travailleurs aux usines d’Alcan (tant les ouvriers que les dirigeants) avaient fervemment défendu le respect des valeurs et de l’identité du S-L-S-J. Dans les premières décennies de notre étude de cas, on entend par là l’identité canadienne-française catholique jusqu’à plus récemment, l’identité francophone et l’importance de rester travailler en région. David Culver, patron d’Alcan dans les années 1970 et 1980, dit à ce sujet : « les dirigeants d’Alcan ont su très tôt comprendre et s’intégrer à la culture canadienne-française au point que le fait français est devenu une part de l’ADN de cette multinationale (Maltais-Tremblay, 2015-2016) ».


[1] (FTQ, 2011)

 


Quelques conclusions et pistes de réflexion

Merci de citer lorsqu'utilisé (Langevin, 2017)
Merci de citer lorsqu'utilisé (Langevin, 2017)

 

Pour conclure sur cette partie de notre étude de cas, nous voulons faire un rapide survol des composantes d’un mouvement social selon Touraine. (Gélineau, 2017) L’image ci-dessus représente notre vision d’un mouvement social suite à nos réflexions. Elle présente les formes (ce que nous voyons, ici surtout les grèves d’Alcan), le mouvement social (le cœur, ce qui anime les militants), l’identité et l’opposition (deux corps en action, qui s’entrecroisent lors de discussions/luttes) et le cerveau (l’idéal à atteindre, la conscience du mouvement social). Le tout est relié par une flèche bidirectionnelle, car, selon nous, un mouvement social se doit d’avoir des rétroactions entre les différentes parties de son « corps » afin de conserver force et cohérence.

Ce que nous avons remarqué lors de nos recherches dans la présente étude de cas, c’est que l’opposition et l’identité du mouvement social que nous analysions n’étaient pas si distinctes que ça. En fait, le croisement de ces deux partis a certainement aidé aux gains des ouvriers et au maintien des opérations chez Alcan au Saguenay-Lac-St-Jean. La particularité des luttes syndicales dans ce territoire au niveau des travailleurs de l’aluminium, c’est justement cette ouverture de part et d’autres aux discussions et aux négociations. Entre 1927 et 2007, les luttes analysées n’ont pas toujours été criardes et agressives. En fait, une grande partie des luttes ont été « tranquilles ».

Notre étude de cas nous a démontré la complexité d’un mouvement social. Alors que l’opposition et l’identité peuvent s’allier pour avoir des chances plus réalistes d’obtenir gain de cause, nous remarquons aussi qu’à l’intérieur même du groupe militant des divergences peuvent éclater. Par exemple, les différents syndicats présents tout au long de cette étude de cas ne voulaient pas s’associer à d’autres centrales syndicales américaines, pourtant tous sous la même idéologie du syndicalisme. Aussi, le syndicat à l’intérieur d’une usine peut être mal vu ou mal compris selon les époques, et les représentants syndicaux (une sorte de médiateur entre les patrons et les ouvriers, selon M. Cossette) peuvent être perçus comme des opposants puisqu’ils ne peuvent pas toujours réalistement répondre aux revendications des ouvriers. Au final, des ouvriers dans une usine qui ne fait plus de profit, ce sera des ouvriers au chômage! (Cossette, 2017). Tout n’est donc pas noir ou blanc. Les patrons ne sont pas toujours les démons que nous imaginons, encore moins chez Alcan. Adrien Plourde, président de la Fédération de la métallurgie CSN dans les années 1950 et dit pilonnier du syndicalisme au Saguenay-Lac-St-Jean,  entretient le même discours que M. Cossette à ce sujet : « l’Alcan n’était pas le pire employeur, ni un mauvais employeur et elle était loin d’être brutale (Maltais-Tremblay, p.173) ».

La culture de négociation entre les patrons et les ouvriers est singulière chez Alcan, une approche désirant procurer un bénéfice mutuel, l’idée du « gagnant-gagnant ». Suite à une récession canadienne dans les années 1980, « les patrons et les syndiqués sont conscients que l’avenir économique de la multinationale Alcan se trouve fragilisé et qu’ils ont avantage à consolider la stabilité des opérations en évitant des arrêts de travail. (Maltais-Tremblay, p.176). » Bref, rien n’est noir ou blanc dans le mouvement que nous avons étudié. Au final, l’idéologie du syndicalisme n’est peut-être pas une totalité si utopique que cela lorsque les forces d’inertie et les forces opposées réussissent à trouver un vecteur commun. Dans le cas d’Alcan, plusieurs décennies ont passé avant de trouver ce vecteur, mais l’entente à long terme de stabilité opérationnelle de 1998 à 2016 (Maltais-Tremblay, 2015-2016) fut un bon pas vers une vision applicable d’un syndicalisme régional moderne.

Encore aujourd’hui, les usines d’aluminium forment une présence importante dans le paysage du Saguenay-Lac-St-Jean, certainement grâce à tous les gains obtenus lors des luttes ouvrières. Philippe Couillard soutenait en février 2017 que « La présence de Rio Tinto chez nous est un atout non seulement majeur, mais absolument indispensable à la croissance et à la diversification de notre économie, alors nous, on va continuer de les appuyer (Radio-Canada, 2017) ».

Alcan : des syndicats et des usines dont on n'a pas fini d'entendre parler et qui font la fierté d'une région en entier, comme le soulignait M.Tremblay il y a quelques années. Des travailleurs qui n'ont pas peur de faire preuve de force pour soutenir leur mouvement et revendiquer de meilleures conditions de travail, même à contre courant des coupures et de la mondialisation actuelles. Ce qui est certain, c'est que la lutte continue.